
Lost Highway de David Lynch

Synopsis
Fred Madison (Bill Pullman) se produit chaque soir dans une boîte de nuit et mène apparemment une vie paisible avec sa femme Renée (Patricia Arquette). Un matin, Renée découvre dans son courrier une cassette vidéo contenant des vues de sa maison, d’abord extérieure puis intérieure.
Fred commence alors à cauchemarder jusqu’à ne plus faire de différence entre une réalité paniquée et un irréel onirique. Par ailleurs, son existence est menacée par l’apparition d’un homme à l’identité mystérieuse. Un soir, il rêve qu’il découpe sa femme en morceaux et finit condamné à mort. Il réussit à disparaître de sa cellule et un autre jeune homme prend sa place. Mais est-ce vraiment un songe?
Point de vue critique
Voir ou revoir Lost Highway –réalisé il y a déjà plus de 20 ans- c’est comme être pris en stop, de nuit, sur une route déserte. Alors qu’un paysage onirique défile sous vos yeux hallucinés, le conducteur vous hurle ses fantasmes les plus noirs et vous réalisez subitement, une fois qu’il vous a déposé en bas de chez vous, que le conducteur n’est personne d’autre que votre double… mais qui êtes-vous réellement alors ? Lost Highway n’est rien d’autre qu’un film existentiel ! Vous aurez beau revoir en boucle le film en DVD, ressorti dans une superbe copie chez MK2, analyser les phrases sibyllines de David Lynch recueillies dans les bonus… et jamais vous n’y trouverez un sens définitif –et c’est sans doute ce qui en fait la splendeur éternelle.
Lost Highway débute, au cœur de la nuit, par le défilement rapide d’une route rectiligne partagée en son milieu d’une ligne jaune discontinue rendue éblouissante par les feux d’une voiture
Il n’est pas évident que le point de vue proposé soit celui d’un automobiliste puisque nous ne discernons pas le conventionnel pare-brise ou tableau de bord. Seule une terrible sensation de puissance sauvage prédomine dans cette scène d’ouverture qui pourrait n’être qu’un cliché cinématographique si elle n’ouvrait pas le meilleur David Lynch, grand pervertisseur de la normalité. « I’m Deranged », morceau sur-vitaminé de musique pop-rock (chanté par David Bowie d’une voix évanescente) rythme ce générique où les noms des acteurs, sortis du néant, viennent s’écraser comme des insectes nocturnes sur l’écran de télévision devenu pare-brise et de surcroît ultime protection du spectateur contre le film. Le regard voyeuriste du spectateur est reconnu ainsi que sa présence muette.
Dès lors, le spectateur peut être considéré comme potentiellement acteur du film ayant une réelle action sur lui comme la suite de Lost Highway le confirmera. Ce parcours accéléré, à cheval, sur la ligne jaune discontinue qui par moments sous l’effet de la vitesse excessive -et de la persistance rétinienne- semble devenir continue voire même multiple est une parfaite métaphore graphique de Lost Highway.
Le film, dès la première image, tente de s’effacer en n’adoptant pas de point de vue et en se plaçant périlleusement hors-temps ; comme à la limite entre des flux circulatoires et temporels. Cette autoroute perdue est, comme la fin du film nous l’apprendra, un moyen idéal de fuir la réalité, le temps, la police, voire soi-même.
Comme pour ses six films précédents, le septième long-métrage de David Lynch est une expérience cinématographique et physique infligée à un spectateur volontaire -et de plus en plus consentant
Cette fois, le spectateur rentre, petit à petit, dans la peau (et s’y laisse piéger…) d’un assassin schizophrène dont les passages d’une personnalité à l’autre éclairent à chaque fois davantage le récit d’une lumière claire-obscure.
Le film s’ouvre faussement sur Fred Madison (Bill Pullman), un saxophoniste de jazz sombre et torturé qui soupçonne sa femme, l’énigmatique Renée (Patricia Arquette), de le tromper… David Lynch se sert ici allègrement des clichés du cinéma, mais son film dont la suite semblait prévisible fait un virage subit à 180 degrés pour s’embarquer, à tombeau ouvert, sur la Lost Highway… Cette « autoroute perdue » est tout d’abord celle de la folie et des méandres de l’âme humaine, mais aussi celle de l’imagination débridée, celle qui mène à d’autres dimensions enfouies dans l’inconscient…
Aussi, on pourrait bien voir ce film comme un thriller psychologique ou encore le décrypter comme un film fantastique -selon notre degré de folie
Cette crise d’identité du protagoniste affecte évidemment notre perception du film, qui semble lui même hésiter sur la voie à prendre à chaque bifurcation, sur cette route perdue…
De même, la bande musicale que l’on sait être primordiale chez David Lynch est un immense montage de bribes de chansons allant du country-blues au techno-trash de Nine-Inch-Nails tout en passant par le pop-rock d’un David Bowie ou de Lou Reed…
Cette impression d’un constant balayage de la bande F.M. irrite et frustre lorsque les morceaux sont interrompus inopinément, et plonge donc brutalement le spectateur dans l’état d’esprit de ce tueur schizophrène : passant indifféremment de l’envie de meurtre sauvage à celle d’apaisement total…
De même il y a deux films dans Lost Highway sur lesquels David Lynch zappe au gré de sa fantaisie : les deux personnalités de Fred Madison. Entre les deux, le spectateur erre à la recherche d’indices de normalité qui lui seront évidemment refusés, puisqu’il est lui aussi le spectateur et l’acteur de cette fable schizoïde -comme pour Blue Velvet, on pense souvent à une version pervertie de Alice au Pays des Merveilles…
Le film, et son discours immanent sur la force des images, met le spectateur constamment en péril et c’est un peu l’identité obscure et cachée de ce spectateur que Lost Highway s’amuse à accoucher. Son inconscient une fois dévoilé, peut-être celui-ci serait-il tenté de le préférer à une conscience gentiment policée ?
Au final, David Lynch choquera et déplaira mais simplement à ceux qui ne savent pas lire entre les images, car comme Eraserhead, Lost Highway est un film-puzzle qui cherche ses pièces manquantes chez le spectateur, au risque que son refus de (trop) s’impliquer dans cette expérience maïeutique l’amène à déclarer follement que le film est brouillon, incompréhensible, sans scénario, sous-joué ou même raté…
L’histoire du cinéma nous a appris que Lost Highway est ce que l’on appelle un « film séminal » qui régénéra le cinéma de la fin des années 90, vide de sens et de plastique
L’esthétique lynchienne se répandît dans la pub, les clips et le cinéma… et son influence fut telle que David Lynch, lui-même, en fit en 2001 un remake avec Mulholland Drive. Lost Highway était une déclinaison purement masculine de ses interrogations cinématographiques et philosophiques alors que dans Mulholland Drive David Lynch y explorait sa féminité…
Mulholland Drive étant de façon explicite une ode lumineuse sur le mystère de la Femme, ne faut-il pas simplement voir en Lost Highway une exploration de la part sombre de l’Homme ?
