
Le dilemme du prisonnier – Richard Powers

L’Histoire en miniature
Fuir les conversations importantes est un tout un art chez les Hobson. La famille n’expose jamais ses problèmes au grand jour : elle préfère la pénombre des énigmes et des questionnements allégoriques pour affronter ses failles.
Eddie, le père, ne s’exprime que par devinettes. Il ne se confie réellement qu’à son magnétophone, où il enregistre les productions de son imagination, catharsis qui a le mérite de rester interpersonnelle.
Lorsqu’elles doivent entamer une discussion difficile, Lily et Rachel, les deux sœurs, préfèrent écrire chacune leur tour sur une machine à écrire, « je tape deux lignes sur cette feuille et je te passe la main », comme si la parole pouvait les submerger, comme si dire les choses les faisaient advenir trop brutalement dans la réalité.
Eddie Junior et Artie, eux, font quelques passes dans le jardin au lieu de s’asseoir autour d’une table, le ballon faisant office de rempart protecteur entre eux.

Avec Le dilemme du prisonnier, Richard Powers écrit un roman sur ces secrets de famille
Qui, à force de peser de tout leur poids sur les consciences individuelles, finissent par faire vaciller un foyer et tanguer ses fondations. En l’occurrence, les Hobson doivent faire face à une situation critique : Eddie senior, « le Vieux », comme le nomment affectueusement ses enfants, est très malade. Il subit des « crises » depuis des années, qui l’ont notamment mené à quitter ses emplois successifs et à entraîner sa famille sur la voie de plusieurs déménagements.
Les symptômes sont là, les vomissements, les prostrations, les hallucinations, mais le diagnostic reste difficile à établir en l’absence de prise en charge médicale.

C’est qu’Eddie, encyclopédie vivante, a toujours refusé de parler sincèrement de ce qui n’allait pas
Préférant se cacher derrière ses devinettes pour apprendre à sa progéniture qu’une liberté sans connaissances ne peut s’exercer convenablement.
« Essaie seulement de comprendre où l’histoire t’a déposé » : son enseignement tient en cette maxime, déclinée à l’envie dans ses différentes leçons de vie.
Alors que « le Vieux » accepte enfin d’aller à l’hôpital, tous les membres de la famille prennent conscience de ce que cette expression signifie réellement : les destins personnels ne sont jamais le fruit que d’un dessein collectif. Pour comprendre leur père, il leur faudra replonger dans l’Histoire qui l’a façonné.
L’auteur de Trois fermiers s’en vont au bal et de Le temps où nous chantions nous emmène ainsi de l’Exposition universelle de New York en 1939 jusqu’au champ de tir d’Alamogordo au Nouveau-Mexique, où sont réalisés les premiers essais de l’arme nucléaire en juillet 1945.

Il montre comment ces grands événements fondent une identité, éprouvent une personnalité, interrogent une spiritualité
« En chacun de nous se trouve le texte miniature d’une vaste épopée, atlas politique si foisonnant qu’il menace de nous faire éclater à force de nous remplir. Mon père demande comment nous trouverons, dans tout ce fatras, la voie d’un traité » déclare Artie. Richard Powers a semble-t-il trouvé la sienne, avec ce roman partiellement autobiographique, écrit à la mémoire de son propre père.
Références
Richard Powers, Le dilemme du prisonnier, éditions 10-18, traduit de l’anglais par Jen-Yves Pellegrin, octobre 2014, 526 pages.